Hommage aux mort.es de la rue, 31.03.2020
Le collectif a été officiellement créé en 2002. Combien d’hommages aux morts de la rue avons-nous organisé depuis cette date ? Combien de fois avons-nous exprimé notre colère, notre désaccord, notre tristesse ?
Combien de fois avons-nous martelé ces chiffres macabres du nombre de morts et de leur moyenne d’âge de décès scandaleusement basse ?
Alors cette année, permettez-moi de ne pas vous faire de discours. Du moins pas un discours dans le sens classique du terme. Je voudrais vous lire une fiction adaptée de l’œuvre de la dramaturge belge Céline Delbecq. Ce récit est fictif. Ou peut-être pas ? Laissez-moi vous raconter l’histoire de Marta.
Ce jour-là, le 1er janvier 2019, elle buvait un café, seule, dans un petit bistrot. Comme elle s’ennuyait un peu, elle s’est mise à lire un journal qui avait été abandonné sur une table voisine et elle est tombée sur un article, un fait divers, qui parlait d’un SDF retrouvé mort dans son abri de fortune. L’article se terminait par deux ou trois lignes qui disaient que c’était le premier mort de froid de l’année 2019 en France.
Elle avait été surprise de lire que c’était le « premier en France », comme si le journaliste induisait qu’il y en aurait forcément un deuxième. Elle trouvait que le journaliste n’avait pas à écrire cela. Elle n’aimait pas que l’on parle mal de la France. Elle ne vient pas d’ici mais cela n’a pas d’importance. De tout ce qu’elle a connu dans le monde, c’est ici qu’elle se sent le mieux. Elle avait donc téléphoné au journal pour avoir des explications, avait demandé à parler au journaliste mais il était absent donc elle avait expliqué son étonnement…….. et on lui avait ri au nez.
Alors le lendemain elle s’est emmitouflée pour affronter le froid humide de l’hiver 2019 et elle a marché jusqu’à la petite librairie pour acheter un journal. Elle est allée boire un café noir, a ouvert les pages de son journal et a scruté chaque article, chaque ligne, à la recherche de ce deuxième puisqu’ils avaient tous l’air tellement sûrs d’eux. Il n’y en avait pas évidemment. Elle a commandé un troisième café et elle s’est dit qu’elle ferait cela tous les jours, tous les jours jusqu’au 31 décembre, et puis qu’elle écrirait une lettre au journal pour leur répéter que c’était grave d’écrire des choses comme cela, le « premier mort de froid de l’année 2019 en France », que cela ouvrait une porte qui ferait mieux de rester fermée.
Le lendemain, elle a recommencé. Le jour d’après, encore, elle a lu le journal au bistrot. Et chaque jour, presque machinalement, le même rituel et la même satisfaction de ne rien y trouver. Jusqu’au jour où, hélas, il y a eu Thibaut, 26 ans. Un deuxième. Lui aussi était mort le premier janvier mais les journaux ne l’avaient relaté que plus tardivement.
C’est comme ça que tout a commencé. Comme ça que la dégringolade est arrivée.
Ses amis disent qu’elle est devenue obsessionnelle, ils ne viennent plus lui rendre visite.
Car depuis lors elle est abonnée à presque tous les journaux francophones; elle en reçoit dix-huit. Elle ne sort plus de chez elle, elle reste à domicile, lit les journaux, découpe les articles, les plastifie et les garde dans des caisses qu’elle ne cesse d’ouvrir et de fermer, d’ouvrir et de fermer… plusieurs fois par jour, elle sort les articles des caisses, des dizaines d’articles, les étale partout par terre et sur les murs – et dresse la liste des victimes, une liste interminable qu’elle accroche aussi sur ses murs et qu’elle apprend par cœur comme une obsessionnelle.
Tous les matins, la même musique : elle relève son courrier, s’assied à la table où elle recevait ses amis autrefois, où il n’y avait plus d’amis depuis longtemps, et elle ouvre les journaux du jour. Les dix-huit journaux du jour.
La plupart du temps, elle ressent une sorte de grand soulagement car il n’y a pas de mauvaise nouvelle pour les femmes et hommes qui vivent à la rue – elle ne sait alors pas encore que les données des journaux sont parcellaires, incomplètes, que les informations arrivent tardivement - mais plusieurs fois par semaine, une nouvelle victime voire plusieurs victimes le même jour.
Ses amis ont commencé par lui dire que c’était inutile ce qu’elle faisait, ridicule, qu’elle se faisait du mal, qu’elle n’avait plus de conversation, ne parlait plus de rien d’autre que de sa liste, et qu’ils s’ennuyaient furieusement avec elle mais, à cela, elle répondait : « leurs noms – on peut au moins se souvenir de leurs noms ».
Sa liste est écrite comme ceci : d’abord le numéro (1 pour Willy, 2 pour Thibaut), ensuite, la date de décès, les nom et prénom quand ils sont mentionnés, l’âge et la ville dans laquelle la victime vit. Vivait. Ainsi, sa liste commence par :
1. 1 janvier 2019 : Willy, 47 ans, le Kremlin Bicêtre
2. 1 janvier 2019 : Thibaut, 26 ans, Grenoble
3. 1 janvier 2019 : Ladislav dit Lati, 37 ans, Paris
4. 1 janvier 2019 : Jeff, 34 ans, Cavaillon
5. 1 janvier 2019 : Damian, 38 ans, Paris
6. 2 janvier 2019 : Patrice, 54 ans, Villejuif
7. 2 janvier 2019 : Bruno, 46 ans, Saint-Mandrier sur Mer
… et cetera.
Son fils aussi dit qu’elle est obsessionnelle mais lui il vient encore. Et quand il hurle qu’elle est obsessionnelle, elle relève à peine la tête et répond toujours cette même phrase : « ce qui me rend obsessionnelle, c’est quand on ne cite même pas leurs noms ! Qu’est-ce que je dois écrire, moi, à la place de leur nom ? Inconnu-e ?!?! », ou, d’autres jours, quand elle est plus triste qu’en colère, elle répond d’un ton glacial « c’est l’État qui devrait protéger ces femmes et ces hommes ».
Marta aimerait bien que quelqu’un d’autre que son fils passe la porte. Quelqu’un d’important. Car elle aimerait montrer à quelqu’un d’important les deux caisses entières d’articles parus depuis le 1er janvier 2019, car, il y a eu beaucoup de personnes sans domicile fixe mortes prématurément en France depuis cette date. Elle voudrait montrer ses caisses parce qu’elle dit : « Quand on lit un article, c’est un fait divers. Mais quand on regarde les caisses, c’est un carnage ». Et peut-être que si quelqu’un d’important passait la porte et qu’il comprenait grâce à ses caisses à elle que c’est un carnage, alors peut-être que ce quelqu’un d’important pourrait changer les choses justement parce qu’il est important ; que ça deviendrait en tout cas, un peu plus important que quand c’est elle qui le dit.
Alors cher-es ami-es, je vous propose d’être comme Marta : soyons obsessionnel·le·s. Comme elle, continuons à compter nos morts et nos mortes. Quand des morts sont prévisibles c’est qu’elles sont aussi évitables. Ne baissons pas les bras, martelons les noms de celles et ceux qui nous ont quitté. Continuons à croire que quelqu’un d’important va enfin prendre la mesure du problème. On peut et on doit changer les choses.
LES PERSONNES A LA RUE VIVENT 35 ANS DE MOINS QUE LES AUTRES
Le nombre de sans-abri décédés en 2018 a augmenté de 15%. Ce triste constat, c’est le Collectif Les morts de la rue qui le fait dans son rapport annuel, publié le 29 octobre. Explication avec la présidente du collectif Géraldine Franck.
Que révèle votre dernier rapport sur les personnes de la rue décédées en 2018 ?
Nous avons comptabilisé 612 personnes vivant à la rue ou hébergées dans des conditions non pérennes qui sont mortes en 2018. C’est une augmentation de 15% par rapport aux années précédentes. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : notre travail est de plus en plus connu et il est possible que ce soit d’abord une augmentation des signalements que l’on observe. Notre enquête se base en effet sur des informations transmises par des associations qui accompagnent les personnes sans-abri et des institutions – les hôpitaux, la police – ainsi que sur une veille active dans les médias. Mais il faut aussi considérer qu’il y a peut-être de plus en plus de décès chez les sans domicile fixe (SDF). N’oublions pas qu’un croisement de données avec l’Inserm en 2013 a permis d’estimer que ces décès seraient en réalité jusqu’à six fois plus nombreux que ceux qui nous sont signalés.
Quels sont les profils des personnes qui meurent à la rue ?
Dans presque 90% des cas ce sont des hommes. Ils ont des profils plus variés que ce que l’on imagine : 41% sont Français quand 14% sont issus de pays de l’Union européenne et 19% hors de celle-ci. Dans plus d’un quart des cas, nous n’avons pas l’information de leur origine. Il est frappant de constater que ces personnes ont en moyenne 48,7 ans quand elles meurent. L’espérance de vie dans la population générale est de 82 ans… Cela veut dire qu’elles vivent presque 35 ans de moins que les autres ! Ces décès seraient en réalité jusqu’à six fois plus nombreux que ceux qui nous sont signalés.
Quelles sont les causes de décès constatées ?
Une fois un décès signalé à notre association, nous demandons à la commune le certificat de décès avant d’appeler des structures ou des habitants et commerces du quartier où la personne vivait pour obtenir le plus d’éléments possibles. Cela ne permet pas toujours de répondre à cette question : pour 2018, nous n’avons pu trouver l’information que dans 54% des cas seulement. Pour ces personnes, les maladies sont les premières causes de décès. Ce sont les mêmes types de maladie que dans la population générale – cancer par exemple – mais leur apparition occasionne une mort prématurée. Ensuite, viennent les agressions, suicides et accidents – les « causes externes ». Les lieux de décès donnent aussi des indications. Plus de la moitié des personnes en situation de rue avant leur décès décèdent sur la voie publique ou dans un abri de fortune, un tiers dans un lieu de soins. Par contre, les personnes SDF qui ont eu accès à un hébergement dans les trois mois précédant leur décès sont mieux protégées face à ces « causes externes ».
Vous organisez aussi des hommages publics pour ces hommes et ces femmes disparus, le prochain est en mars 2020. Pourquoi ?
Cette période de l’année, la fin de la trêve hivernale, est un moment fragilisant car, entre les expulsions locatives qui sont à nouveau autorisées et la fin du plan hivernal qui débloque des places d’hébergement en plus, certaines personnes se retrouvent à la rue après un temps de répit. Cet hommage veut aussi mettre en lumière une injustice importante aux yeux des pouvoirs publics : vivre à la rue mène à une mort prématurée. Enfin, cela permet de proposer un rassemblement fraternel pour accompagner les proches en deuil. Les personnes SDF ne sont pas seules, elles sont connues dans le quartier où elles sont installées, elles ont des liens d’amitié avec commerçants, voisins, bénévoles d’associations… Ces « morts de la rue » sont les amis de quelqu’un.
Il y a aujourd’hui un manque criant de statistiques pour mieux connaître la vie des personnes à la rue, et leur mort.
Le collectif se mobilise aussi pour agir : nous avons une convention avec la ville de Paris pour accompagner les funérailles des personnes qui décèdent et qui n’ont pas de proches pour s’en occuper. Ce sont des sans-abris mais aussi des personnes isolées lors de leur fin de vie. Leur famille et leurs amis sont souvent reconnaissants d’apprendre que leur être aimé n’a pas été enterré sans personne autour de lui. Chaque mois, nous organisons enfin une rencontre pour les personnes qui vivent un deuil suite au décès d’un SDF.
Que préconisez-vous pour mieux protéger ces personnes ?
Il y a aujourd’hui un manque criant de statistiques pour mieux connaître la vie des personnes à la rue, et leur mort. Le dernier rapport statistique date de 2012. Notre collectif comme d’autres associations semblent constater qu’il y a de plus en plus de personnes qui vivent dans la rue mais nous n’avons pas de chiffres pour le mesurer. Ensuite, nous voulons pointer l’importance de la continuité dans l’accompagnement des SDF, chaque fracture dans un dispositif pour aider une personne à sortir de la rue fragilise et met en danger – littéralement – de mort. Enfin, un endroit où habiter est primordial. Le temps passé à la rue a des conséquences sur la santé physique et mentale des personnes tout en compliquant les possibilités de réinsertion. Il n’est pas normal que notre société laisse mourir des personnes à la rue.
Discours en hommage aux morts de la rue, 2019
Depuis 2002, le Collectif Les Morts de la Rue rend hommage chaque année aux personnes sans chez soi décédées en France. Il travaille à désinvisibiliser ces morts, et à lever l’opacité qui entoure leurs conditions de mort et de vie.
Les objectifs du collectif sont :
- Faire savoir que vivre à la rue mène à une mort prématurée
- Dénoncer les causes souvent violentes de ces morts
- Veiller à la dignité des funérailles
- Soutenir et accompagner les proches en deuil
Le Collectif regroupe une cinquantaine d’associations qui sont en lien permanant avec les personnes en situation de précarité. Et je tiens à saluer leur travail. Le collectif publie aussi une enquête annuelle, appelée Dénombrer et décrire que je vous encourage à lire.
Le rôle du Collectif c’est : au-delà de la mort, redonner vie et dignité à des personnes exclues en apparence de la société ; mais aussi montrer combien cette exclusion – réelle et évidente au plan matériel – est moins nette au plan relationnel. Car si les personnes à la rue ont en moyenne moins de contacts sociaux, elles ne sont pas isolées. Et j’en veux pour preuve notre présence, ici, aujourd’hui.
Car nous sommes ici présents en qualité d’ami-es, de gens de la rue, de voisines et voisins, d’associatifs, d’élu-es, de membre de la famille bref en tant que citoyennes et citoyens, que ce soit avec ou sans domicile. Nous sommes là – faut-il dire grâce ou à cause - des morts de la rue. Nous sommes là 2 jours après la fin de la trêve hivernale qui chaque année vient charrier son nouveau lot de mis à la rue. Nous sommes là malgré les promesses répétées de zéro SDF faites par pas moins de 2 présidents et un premier ministre de la république, promesse jamais tenue, faut-il le rappeler ?
Vous le savez sans doute malheureusement, les chiffres du Collectif des morts de la rue ne sont pas exhaustifs. Nous apprenons des décès quasiment chaque jour. Nos sources d’informations sont diverses : particuliers, associations, institutions, médias. Une approche scientifique évalue l’exhaustivité des décès recueillis par le collectif à 17%. Il y aurait donc sans doute six fois plus de décès à déplorer que ceux que nous citons aujourd’hui. Il est important pour nous de rappeler que nous n’avons aucune prétention de statistiques exhaustives.
Chaque mort prématurée est une mort de trop.
Les chiffres sont pourtant parlants. Ils font même sacrément mal.
566 morts de la rue retrouvés par notre enquête
Une espérance de vie de 48 ans contre 80 dans la population générale. Avoir 50 ans à la rue c’est déjà être vieux. Et qui a envie d'être vieux à 50 ans ? C’est un décès prématuré pour 80% des personnes qui vivent ou ont vécu à la rue. Celles en hébergement meurent un peu plus tard que celles en situation de rue.
On le sait, plus on passe du temps à la rue, plus la santé physique, la santé mentale se dégradent et plus la réinsertion est difficile, voire impossible.
Ils sont morts jeunes, ils sont morts en toute saison, dans des lieux indignes pour vivre comme pour mourir. Parfois ils sont même morts d’une mort violente. Et même si beaucoup de ces morts sont violentes, on meurt le plus souvent d’une longue usure aussi morale que physique.
Ce que nous savons avec certitude c’est que ces hommes et ces femmes sont morts des conséquences d’une vie à la rue. La rue transforme, la rue dégrade, la rue fragilise. Nous publions leurs noms pour les honorer. Leur mort est un scandale. Un scandale qui doit interpeller chacun à un niveau personnel et collectif, et ce quelles que soient nos appartenances politiques ou religieuses.
Le poète James Oppenheim a écrit : Les cœurs meurent de faim autant que les corps ; donnez-nous du pain, mais donnez-nous des roses !
Faut-il rappeler que nous ne demandons rien d'impossible ? Nous menons un combat pour les corps et pour les cœurs. Un logement adapté et digne est une clé essentielle pour que les personnes sans domicile regagnent une espérance de vie proche de celle de la population générale.
Il me semble important avant de finir de rappeler le credo du Collectif des morts de la rue : en interpelant la société et en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants.
Je souhaiterais terminer avec une citation de la trop méconnue et très grande féministe Andrea Dworkin :
« l’humanité n’est pas condamnée, c’est une organisation sociale, qu’on peut changer, qu’on changera par la lutte. Ce qui parait le plus noir, c’est ce qui est éclairé par l’espoir le plus vif ».